http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/06/04/les-enjeux-des-elections-legislatives-en-turquie_4647352_3232.html

Le Monde, 4 juin 2015

Ce dimanche 7 juin, les électeurs turcs sont appelés à élire les 550 députés qui composent leur parlement. Le Parti de la justice et du développement (AKP) du président Recep Tayyip Erdogan et du premier ministre Ahmet Davutoglu, y détient la majorité absolue depuis 2002. Pour la première fois depuis cette date, les sondeurs et analystes envisagent une possibilité de modification des grands équilibres politiques du pays.

Cette possibilité contribue à tendre le contexte de ces élections déjà difficile : alors que l’AKP met en cause le rôle de forces « obscures », non légitimes, principalement la mouvance du prédicateur Fethullah Gülen et différents lobbys occidentaux, les principaux partis d’opposition dénoncent une dérive autoritaire du gouvernement, particulièrement depuis les dernières élections législatives.

A cette occasion, il y a quatre ans, l’AKP avait totalisé 49,8% des voix (327 sièges), contre un peu moins de 26% pour le Parti républicain du peuple (CHP) (135 sièges) et 13% pour le Partie d’action nationaliste (MHP) (53 sièges), ce qui avait permis au parti au pouvoir d’asseoir son autorité et son emprise sur le pays.

La mouvance politique kurde avait alors fait le choix, comme lors des deux élections précédentes, de présenter des candidats de manière « indépendante », c’est-à-dire, sans se présenter sous la bannière d’un parti afin de contourner la règle électorale imposant de dépasser la barre des 10% au niveau national afin de pouvoir être représenté. Cette stratégie avait permis à 36 députés indépendants d’être élus.

Le score du Parti démocratique des peuples (HDP), enjeu clé des élections

En 2015, le HDP a décidé de modifier sa stratégie en présentant des candidats non plus comme des indépendants mais directement sous la bannière du parti. Ce pari constitue l’enjeu clé de l’élection : si le score dépasse les 10%, le nombre de députés de la mouvance va considérablement augmenter. Surtout, l’AKP sera affaibli en nombre de siège du fait des règles électorales (le parti ne bénéficiera plus de la prime donnée au parti arrivé en tête dans la redistribution des voix des mouvements n’ayant pas pu franchir le cap des 10%). Dans le cas contraire, l’AKP pourrait sortir renforcé de l’élection, potentiellement avec une majorité permettant de soumettre par référendum une présidentialisation du régime.

Pour y parvenir, le HDP mène une campagne visant à élargir sa base électorale : au-delà des revendications kurdes, le parti souhaite se faire le porte-voix des revendications les plus diverses, allant du changement de la politique syrienne du gouvernement (partagé par les autres principaux partis, CHP et MHP, reprochant à l’AKP d’ouvrir les frontières et d’apporter un soutien aux opposants/djihadistes), à la promotion de l’égalité hommes-femmes.

Un changement de gouvernement ?

Si l’AKP est assuré de rester le premier parti de Turquie, et donc d’être en charge de constituer un gouvernement, la probabilité d’un score ne lui permettant pas d’avoir la majorité absolue, bien que faible, existe.

Une alliance avec le HDP, étant donné les dernières évolutions politiques et la campagne électorale, semble inenvisageable, ce qui n’empêcherait pas les deux partis (au cas où le HDP dépasse les 10%), sans établir de coalition, de se mettre d’accord sur quelques réformes clés, notamment sur le dossier kurde. Une alliance avec le MHP serait davantage envisageable, les deux traditions politiques n’étant pas si éloignées.

Cependant, l’hypothèse la plus plausible demeure une reconduction du gouvernement AKP, qui pourra gouverner seul ou en ralliant quelques députés pour obtenir la majorité absolue. Malgré le ralentissement économique, une polarisation du pays avec de farouches opposants, la condamnation unanime des partis d’opposition de certaines pratiques autoritaires, l’AKP bénéficie toujours d’un large soutien au sein de la population.

Si une partie du pays (minorités, notamment alévies, mouvance laïque,…) est de plus en plus hostile à Recep Tayyip Erdogan, une autre partie considère l’AKP comme le principal modernisateur de la Turquie depuis 2002 (développement économique, baisse de la petite corruption, diminution du rôle de l’armée,…) répondant à leurs aspirations conservatrices.

Ces élections peuvent néanmoins affecter la stabilité du pays : si le HDP ne dépasse pas la barre des 10%, il existe un véritable risque de radicalisation de l’opposition kurde et de reprise du conflit armé, la mouvance kurde sortant du champ institutionnel. Si le HDP dépasse cette barre, elle peut mettre en péril la constitution d’un gouvernement fort AKP. Dans tous les cas, l’AKP restera la première force politique en Turquie mais l’équilibre politique du pays peut être touché.

Tarik Yildiz, auteur et président de l’Institut de recherche sur les pays arabo-musulmans (IRPAM, www.irpam.fr), est auteur du livre Le racisme anti-blanc.

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