par Tarik Yildiz, Huffington Post,11 janvier 2014 http://www.huffingtonpost.fr/tarik-yildiz/turquie-gouvernement-corruption_b_4560064.html

Les évènements secouant la Turquie en ce début d'année, mêlant affaires de corruption et lutte d'influence, remettent en question ce que certains avaient l'habitude de désigner comme "le modèle turc". Ayant évolué avec l'avènement au pouvoir de l'Akp (parti de la justice et du développement dont est issu le Premier ministre), ce dernier recoupe différentes réalités: une volonté de modernité, de développement économique, d'affirmation d'un islam politique, de démilitarisation... Chacun puisait dans ce modèle ce qui correspondait à ses propres aspirations, jusqu'une remise en cause -relative- ces derniers jours.

Entre luttes d'influence et dérives

Des enquêtes sur l'entourage du pouvoir actuel ont notamment débouché sur des arrestations chez les proches du Premier ministre turc, en lien avec des malversations et du blanchiment d'argent. Le rôle du réseau de Fethullah Gülen, prédicateur dirigeant d'une importante fondation, a été pointé du doigt par Recep Tayyip Erdogan, qui dénonce un complot visant à déstabiliser son gouvernement. Ce dernier a pris des mesures particulièrement vigoureuses pour contrer ce qu'il perçoit comme un "État dans l'État" (1) et marginaliser l'influence de la mouvance guleniste.

Bien que cette dernière et l'Akp furent proches, des divergences s'expriment publiquement depuis quelques mois, tant sur la manière de gouverner, juger trop autoritaire, que sur le fond de certains sujets.

Cette lutte d'influence n'est cependant qu'un des facteurs permettant d'expliquer les dernières évolutions. La longue présence du même parti à la tête de l'État, le déficit d'opposition crédible et plus généralement l'insuffisance de contre-pouvoirs, sont autant d'éléments qui ont pu favoriser le développement de certaines dérives.

Rôle de l'administration: acteur ou instrument?

Par ailleurs, en se plongeant dans l'histoire récente de la République turque, nous constatons que les liens entre administrations et pouvoirs élus sont au cœur des tensions politiques depuis plusieurs décennies. Si la subordination de l'administration au gouvernement est un principe important dans les démocraties, son autonomie l'est tout autant: elle permet d'éviter un excès de politisation et de garantir les droits des citoyens.

Ce subtil équilibre, difficile à trouver dans toutes les démocraties, est encore à atteindre dans l'actuel Turquie, malgré des progrès indéniables par rapport aux décennies précédentes marquées par des coups d'État. Si le gouvernement, issu du suffrage universel, doit être en mesure d'appliquer sa politique, il doit respecter l'ensemble des minorités. L'administration, quant à elle, ne doit ni se substituer au pouvoir politique, ni lui être totalement soumis.

L'Akp et la Turquie, encore un avenir commun

N'étant pas uniquement liées aux affaires de corruption, les tensions mises en lumière ces derniers jours laissent penser que la crise politique que traverse la Turquie risque de durer. L'affrontement déterminé entre chaque camp, les troubles historiques entre administrations et pouvoirs politiques ainsi que la radicalisation de l'opposition conduiront à une recomposition de la vie politique turque.

Néanmoins, l'ère de l'Akp est loin d'être terminée. Le Premier ministre turc jouit toujours d'une assise populaire impressionnante que les récentes manifestations, de faible importance pour le moment, ne peuvent masquer.

Acquise à travers un bilan économique, social et démocratique largement positif en comparaison aux pouvoirs précédents, cette popularité laisse présager des succès électoraux - élections municipales et présidentielles- à court terme. Sur le plus long terme, l'Akp peut sortir renforcer de cette crise s'il rééquilibre sa politique -tant étrangère qu'intérieur- et recompose sa majorité face à une opposition retrouvée. L'hypothèse d'une création d'un nouveau parti (2) divisant celui de Recep Tayyip Erdogan n'est cependant pas à écarter, entraînant la formation de gouvernements de coalition paralysant l'action gouvernementale, aucun parti n'étant en mesure de dégager une majorité forte.

Unique en son genre, l'expérience de la République de Turquie et le concept mouvant de "modèle turc" ne sont, dans tous les cas, certainement pas à enterrer: l'influence de l'évolution politique turque sera non négligeable sur les autres pays de la région.

Tarik Yildiz, Sociologue, président de l'Institut de Recherche sur les Pays Arabo-Musulmans (IRPAM, www.irpam.fr)

(1) Avec cette terminologie, le Premier ministre turc reprend partiellement l'idée d'un "État profond", en concurrence avec le pouvoir politique issu des élections. Traditionnellement perçu comme nationaliste et proche de l'armée qui n'était pas favorable à Recep Tayyip Erdogan, la définition du concept d'"État profond" évolue avec ces évènements: l'armée n'est plus majoritairement hostile au pouvoir politique turc et l'ancien réseau d'influence dit "kémaliste" ou "nationaliste" a été marginalisé dans les administrations au profit d'autres mouvances, comme celle de Fethullah Gülen.

(2) Par exemple à l'initiative d'Abdullah Gül, actuel Président de la République turc, considéré plus modéré et prenant ses distances avec le discours autoritaire du Premier ministre Erdogan.