Voici mon article publié dans Le Figaro sur la situation en Turquie, et la question du pont "Yavuz Sultan Selim"

http://www.lefigaro.fr/mon-figaro/2013/06/12/10001-20130612ARTFIG00573-la-contestation-en-turquie-depuis-antioche.php

Arrivé au pouvoir le 3 novembre 2002, le parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkinma partisi, AKP) dirige la Turquie depuis près de 11 ans. Se définissant comme un parti « conservateur démocrate », ce courant s’est distingué par son pragmatisme et sa capacité à s’imposer à l’administration militaire. Autonome, cette dernière occupait une place démesurée au regard de son poids politique et économique.

Un bilan positif par plusieurs aspects

Depuis 2002, l’économie turque a, de plus, connu un développement sans précédent. Avec une croissance économique impressionnante (9,2% en 2010, 8,5% en 2011) un peu ralentie en 2012 (2,5%), la plupart des indicateurs témoignent d’une stabilité remarquable dans un pays où les gouvernements de coalition se sont longtemps succédés. Les finances publiques turques affichent désormais une santé faisant envier bon nombre de pays, le déficit budgétaire étant de 2,1% du PIB et le niveau de dette publique inférieure à 40% en 2012.

Ce développement économique s’est accompagné d’une modernisation des infrastructures qui s’est notamment traduite par la mise en place d’un tissu éducatif couvrant l’ensemble du territoire ainsi que la modernisation des hôpitaux et des routes. L’institution policière a également connu une transformation profonde en adoptant des méthodes plus souples. La petite corruption a par ailleurs connu une baisse importante même si les conflits d’intérêts demeurent une réalité du pays. Ce bilan particulièrement positif n’élude cependant pas certaines rigidités, comme par exemple celle de la Justice. Cette dernière continue de mener des actions à l’encontre de syndicalistes, artistes ou journalistes pour des motifs paraissant abusifs dans un état démocratique. Avec des revendications diverses, les manifestations survenues ces derniers jours traduisent pour partie la volonté de lutter contre certaines pratiques anti-démocratiques.

Mehmet et Nasrettin, manifestants de la première heure à Antioche

Mehmet, 29 ans, manifeste depuis le début des évènements à Antioche. Traditionnellement paisible et citée en exemple pour sa tolérance millénaire, la ville a connu des tensions ces derniers mois, notamment liées à la politique syrienne du gouvernement. L’arrivée de réfugiés syriens , l’explosion d’une bombe ayant fait plus de 50 morts à Reyhanli et plus récemment la mort d’un manifestant, enfant de la ville, ont profondément changé l’atmosphère dans la région.

Concédant un bilan positif à l’AKP, Mehmet dénonce le non-respect des minorités politiques : « L’AKP a fait avancer la Turquie, je ne le conteste pas… Mais plus le temps passe, plus ils se fichent des oppositions, des personnes qui ne pensent pas comme eux… L’opposition n’est peut être pas toujours constructive mais il faut supporter les avis différents… » Bien qu’affichant son admiration pour Mustafa Kemal Atatürk, fondateur de la République turque en 1923, Mehmet prend ses distances avec les partis qui s’en réclament : « J’aime Atatürk et je tiens à la laïcité. Mais je ne suis pas dogmatique. Par exemple, je soutiens la politique de restriction de la vente d’alcool la nuit : c’est ce qui tue le plus sur les routes ! Je ne me reconnais pas dans les autres partis comme le CHP . Mais je veux que le gouvernement ait un contre-pouvoir »

Pour le pont « Recep Tayyip Erdogan » plutôt que « Yavuz Sultan Selim »

Outre ces critiques concernant le non-respect des oppositions, l’élément déclencheur de son envie de manifester a été la décision du gouvernement de nommer le futur troisième pont du Bosphore « Yavuz Sultan Selim », du nom du premier sultan à avoir porté le titre de Calife. Le massacre de milliers d’Alévis est attribué à Selim Ier, dit le terrible, à la tête de l’empire ottoman de 1512 à 1520 : « C’est un scandale ! Ce sultan est celui qui a massacré les Alévis uniquement en raison de leur appartenance religieuse ! Comment accepter cela ? C’est ce qui m’a poussé dans la rue, à contester le gouvernement de tout cœur. Tout le monde ici est très choqué par cette décision : on aurait largement préféré que le pont s’appelle Recep Tayyip Erdogan… Tout mais pas ça ».

Très remonté, Nasrettin, 35 ans, partage ce sentiment : « Mon grand père, mon arrière grand-père me racontaient les exactions de ce sultan… Le sang qu’il a fait couler par intolérance, par racisme pur… Tous les Alévis, les Alaouites ont été contraints de s’exiler dans les montagnes, de se cacher… Ce nom est insupportable à entendre pour une très grande partie de la population en Turquie : pourquoi attiser la haine ? Je ne comprends pas le gouvernement, qui a beaucoup changé depuis quelques années avec la crise syrienne… Avant, j’étais le premier à le féliciter de ses bons résultats, mais là, ce qu’il fait divise le pays. »

Nasrettin et Mehmet indiquent cependant qu’ils ne souhaitent pas que le mouvement se prolonge trop longtemps, notamment en raison de la présence de groupuscules plus radicaux et d’un risque de division accrue du pays. Opportunité pour l’AKP, ces manifestations peuvent amener le gouvernement à devoir composer avec une opposition retrouvée, et ainsi maîtriser les risques inhérents à une trop longue pratique du pouvoir. Si « la tolérance naît du doute » comme l’écrit Raymond Aron, on ne peut qu’espérer que le gouvernement s’interroge davantage sur ses politiques et apaise ainsi les tensions qui s’expriment au sein de la société. Un mouvement d’autant plus nécessaire qu’une alternance politique à court terme ne semble pas réaliste : l’AKP restera probablement à la tête du pays pour de longues années.

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